Marianne Oswald: La grasse matinée <br />Paroles Jacques Prévert la grasse matinee (1945) <br /><br />Il est terrible <br />le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain <br />il est terrible ce bruit <br />quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim <br />elle est terrible aussi la tête de l'homme <br />la tête de l'homme qui a faim <br />quand il se regarde à six heures du matin <br />dans la glace du grand magasin <br />une tête couleur de poussière <br />ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde <br />dans la vitrine de chez Potin <br />il s'en fout de sa tête l'homme <br />il n'y pense pas <br />il songe <br />il imagine une autre tête <br />une tête de veau par exemple <br />avec une sauce de vinaigre <br />ou une tête de n'importe quoi qui se mange <br />et il remue doucement la mâchoire <br />doucement <br />et il grince des dents doucement <br />car le monde se paye sa tête <br />et il ne peut rien contre ce monde <br />et il compte sur ses doigts un deux trois <br />un deux trois <br />cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé <br />et il a beau se répéter depuis trois jours <br />Ça ne peut pas durer <br />ça dure <br />trois jours <br />trois nuits <br />sans manger <br />et derrière ces vitres <br />ces pâtés ces bouteilles ces conserves <br />poissons morts protégés par les boîtes <br />boîtes protégées par les vitres <br />vitres protégées par les flics <br />flics protégés par la crainte <br />que de barricades pour six malheureuses sardines... <br />Un peu plus loin le bistrot <br />café-crème et croissants chauds <br />l'homme titube <br />et dans l'intérieur de sa tête <br />un brouillard de mots <br />un brouillard de mots <br />sardines à manger <br />oeuf dur café-crème <br />café arrosé rhum <br />café-crème <br />café-crème <br />café-crime arrosé sang !... <br />Un homme très estimé dans son quartier <br />a été égorgé en plein jour <br />l'assassin le vagabond lui a volé <br />deux francs <br />soit un café arrosé <br />zéro franc soixante-dix <br />deux tartines beurrées <br />et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.