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Alfred de Musset, Le pélican

2012-11-17 128 Dailymotion

LA MUSE<br /><br />Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,<br /> Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure<br /> Que les séraphins noirs t'ont faite au fond du cœur;<br /> Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.<br /> Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,<br /> Que ta voix ici-bas doive rester muette.<br /><br />Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,<br /> Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.<br /> Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,<br /> Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,<br /> Ses petits affamés courent sur le rivage<br /> En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.<br /> Déjà, croyant saisir et partager leur proie,<br /> Ils courent à leur père avec des cris de joie<br /> En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.<br /> Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,<br /> De son aile pendante abritant sa couvée,<br /> Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.<br /> Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte;<br /> En vain il a des mers fouillé la profondeur;<br /> L'océan était vide et la plage déserte;<br /> Pour toute nourriture il apporte son cœur.<br /> Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,<br /> Partageant à ses fils ses entrailles de père,<br /> Dans son amour sublime il berce sa douleur;<br /> Et, regardant couler sa sanglante mamelle,<br /> Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,<br /> Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.<br /> Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,<br /> Fatigué de mourir dans un trop long supplice,<br /> Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;<br /> Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,<br /> Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,<br /> Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,<br /> Que les oiseaux des mers désertent le rivage,<br /> Et que le voyageur attardé sur la plage,<br /> Sentant passer la mort se recommande à Dieu.<br /><br />Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.<br /> Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;<br /> Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes<br /> Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.<br /> Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,<br /> De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,<br /> Ce n'est pas un concert à dilater le cœur ;<br /> Leurs déclamations sont comme des épées :<br /> Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant;<br /> Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.

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