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Charles Augustin Sainte-Beuve - Les rayons jaunes

2013-03-20 26 Dailymotion

Les dimanches d'été, le soir, vers les six heures, <br />Quand le peuple empressé déserte ses demeures <br />Et va s'ébattre aux champs, <br />Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre, <br />Je regarde d'en haut passer et disparaître <br />Joyeux bourgeois, marchands, <br /><br />Ouvriers en habits de fête, au coeur plein d'aise ; <br />Un livre est entr'ouvert près de moi, sur ma chaise : <br />Je lis ou fais semblant ; <br />Et les jaunes rayons que le couchant ramène, <br />Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine, <br />Teignent mon rideau blanc. <br /><br />J'aime à les voir percer vitres et jalousie ; <br />Chaque oblique sillon trace à ma fantaisie <br />Un flot d'atomes d'or ; <br />Puis, m'arrivant dans l'âme à travers la prunelle, <br />Ils redorent aussi mille pensers en elle, <br />Mille atomes encor. <br /><br />Ce sont des jours confus dont reparaît la trame, <br />Des souvenirs d'enfance, aussi doux à notre âme <br />Qu'un rêve d'avenir : <br />C'était à pareille heure (oh ! je me le rappelle) <br />Qu'après vêpres, enfants, au choeur de la chapelle, <br />On nous faisait venir. <br /><br />La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges ; <br />Et la lueur glissant aux fronts voilés des vierges <br />Jaunissait leur blancheur ; <br />Et le prêtre vêtu de son étole blanche <br />Courbait un front jauni, comme un épi qui penche <br />Sous la faux du faucheur. <br /><br />Oh ! qui dans une église à genoux sur la pierre, <br />N'a bien souvent, le soir, déposé sa prière, <br />Comme un grain pur de sel ? <br />Qui n'a du crucifix baisé le jaune ivoire ? <br />Qui n'a de l'Homme-Dieu lu la sublime histoire <br />Dans un jaune missel ? <br /><br />Mais où la retrouver, quand elle s'est perdue, <br />Cette humble foi du coeur, qu'un ange a suspendue <br />En palme à nos berceaux ; <br />Qu'une mère a nourrie en nous d'un zèle immense ; <br />Dont chaque jour un prêtre arrosait la semence <br />Aux bords des saints ruisseaux ? <br /><br />Peut-elle refleurir lorsqu'a soufflé l'orage, <br />Et qu'en nos coeurs l'orgueil debout, a dans sa rage <br />Mis le pied sur l'autel ? <br />On est bien faible alors, quand le malheur arrive <br />Et la mort... faut-il donc que l'idée en survive <br />Au voeu d'être immortel ! <br /><br />J'ai vu mourir, hélas ! ma bonne vieille tante, <br />L'an dernier ; sur son lit, sans voix et haletante, <br />Elle resta trois jours, <br />Et trépassa. J'étais près d'elle dans l'alcôve ; <br />J'étais près d'elle encor, quand sur sa tête chauve <br />Le linceul fit trois tours. <br /><br />Le cercueil arriva, qu'on mesura de l'aune ; <br />J'étais là... puis, autour, des cierges brûlaient jaune, <br />Des prêtres priaient bas; <br />Mais en vain je voulais dire l'hymne dernière ; <br />Mon oeil était sans larme et ma voix sans prière, <br />Car je ne croyais pas. <br /><br />Elle m'aimait pourtant... ; et ma mère aussi m'aime, <br />Et ma mère à son tour mourra ; bientôt moi-même <br />Dans le jaune linceul <br />Je l'ensevelirai ; je clouerai sous la lame <br />Ce corps flétri, mais cher, ce reste de mon âme ; <br />Alors je serai seul ; <br /><br />Seul, sans mère, sans soeur, sans frère et sans épouse ; <br />Car qui voudrait m'aimer, et quelle main jalouse <br />S'unirait à ma main ?... <br />Mais déjà le soleil recule devant l'ombre, <br />Et les rayons qu'il lance à mon rideau plus sombre <br />S'éteignent en chemin...

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